Des galipettes entre les lignes

Chroniques littéraires.

06 octobre 2010

La carte et le territoire

Carte_et_le_territoireRoman de Michel Houellebecq.

Une fois n'est pas coutume, je ne produis pas de résumé personnel, je cite la quatrième de couverture.

Si Jed Martin, le personnage principal de ce roman, devait vous en raconter l'histoire, il commencerait peut-être par vous parler d'une panne de chauffe-eau, un certain 15 décembre. Ou de son père, architecte connu et engagé, avec qui il passa seul de nombreux réveillons de Noël. Il évoquerait certainement Olga, une très jolie Russe rencontrée au début de sa carrière, lors d'une première exposition de son travail photographique à partir des cartes routières Michelin. C'était avant que le succès mondial n'arrive avec la série des "métiers", ces portraits de personnalités de tous milieux (dont l'écrivain Michel Houellebecq), saisis dans l'exercice de leur profession. Il devrait dire aussi comment il aida le commissaire Jasselin à élucider une atroce affaire criminelle, dont la terrifiante mise en scène marqua durablement les équipes de police. Sur la fin de sa vie il accédera à une certaine sérénité, et n'émettra plus que des murmures. L'art, l'argent, l'amour, le rapport au père, la mort et le travail, la France devenue un paradis touristique sont quelques-uns des thèmes de ce roman résolument classique et ouvertement moderne.

La dernière phrase de la quatrième de couverture m'a fait grincer des dents. J'ai lu Lanzarotte et La possibilité d'une île. Je n'avais aimé ni le style ni le sujet. Quand on m'a proposé la lecture du dernier Houellebecq, j'ai pensé refuser, mais les avis semblaient unanimes sur le nouvel opus de l'auteur. Pourquoi ne pas réessayer après tout ? Et j'ai pris un grand plaisir à la lecture de ce texte, écrit dans une langue fluide et débarrassée de la vulgarité qui me déplaisait tant dans les précédents textes de Houellebecq.

J'ai lu avec un sourire en coin le portrait que s'offre l'auteur. Il écrit sur lui-même et se lance des fleurs artistiques "c'est un bon auteur [...] et il a une vision assez juste de la société." (p. 23) qui sont rapidement fauchées par des considérations sur l'homme: malade, alcolique, rongé de mycoses, asocial et névrosé, l'homme Houellebecq fait peur et inspire une pitié triste. Un autre portrait survient dans l'oeuvre, celui réalisé par le peintre. L'auteur est saisi dans son processus de création, figé dans une identité particulière et éphémère. Mais ces autoportraits ne tendent pas, il me semble, vers l'autofiction. Michel Houellebecq réussit avec finesse à se représenter comme un personnage de son propre roman, sans accaparer toute l'attention.

L'auteur est lucide sur l'opinion des journalistes et si son constat peut ressembler aux chouineries d'un Calimero bohême, elles restent touchantes: "Je suis vraiment détesté par les médias français, [...] ; il ne se passe pas de semaine sans que je me fasse chier sur la gueule par telle ou telle publication." (p. 148) Le meurtre sanglant qui inaugure la troisième partie est-il une prémonition ? Une crainte ? Difficile à déterminer. La conclusion de l'enquête, sordide, ne rassure pas sur la santé de l'humanité.

L'obsession du personnage pour les objets industriels est étrange. Il entretient une relation trouble avec son chauffe-eau et thésaurise avec fureur des milliers de clichés sur des boulons ou des composants informatiques. Photographe ou peintre, il représente les objets et les producteurs de l'ère industrielle dans le but de "donner une description objective du monde" (p. 51)

"La carte est plus intéressante que le territoire" (p. 82) est le titre de l'exposition de Jed Martin, celle où il présente ses clichés de cartes Michelin. Faut-il comprendre que la représentation est plus importante que le réel ? Que la France est plus intéressante à parcourir dans les guides de voyage que sur les routes ? Mais la fin de la carrière artistique de Jed semble dire le contraire : "il se demanda fugitivement ce qui l'avait conduit à se lancer dans une représentation artistique du monde, ou même à penser qu'une représentation artistique du monde était possible, le monde était tout sauf un sujet d'émotion artistique, le monde présentait absolument comme un dispositif rationnel, dénué de magie comme d'intérêt particulier." (p. 268) Je suis toujours intéressée par les réflexions sur la nature et la fonction de l'art, mais j'avoue ne pas avoir saisi toute l'étendue et le propos de celle menée ou assumée par Houellebecq.

La relation entre Jed et son père... Qu'en dire ? La décrépitude du père, son avancée inéluctable vers la mort, sa solitude, son cancer du rectum et son anus artificiel font partie d'une réalité froide et crue qui détonne dans l'ensemble du texte. Là où je voyais beaucoup de flou et de flottement autour de Jed et de sa solitude choisie, j'étais brutalement rattrapée par les descriptions du père. Pourtant la tendresse est là. Jed est attaché à son père, il ne l'abandonne pas. Mais l'image du père reçoit des coups de griffes, à mon avis, inutiles.

Solitaire et quelque peu misanthrope, Jed poursuit une carrière faite de virages brusques et de reniements. Ses relations se limitent à des contacts professionnels et vaguement amicaux. Sa vie amoureuse est dépeuplée et sans trépidation. Riche et reconnu des milieux artistiques, il s'enferme dans un territoire personnel grillagé et limité par la représentation qu'il a du monde.

Le récit semble commencer au cours des années 2010 pour s'achever plusieurs décennies plus tard. L'instance narratrice est installée au bout du récit, elle fait le point sur les différentes phases artistiques de Jed, sur les différentes périodes de son existence en général : enfance, adolescence, maturité, vieillesse. La fin du roman annonce un futur radieux dans une France qui a dépassé avec succès diverses crises économiques. Intéressant mais légèrement inquiétant, comme un 1984 en gestation.

Une lecture finalement surprenante et plaisante. Houellebecq mérite-t-il le Goncourt ? Je n'en sais rien et je m'en moque. Il signe ici un texte intéressant et vraiment littéraire, une oeuvre qui n'est pas exagéremment provocante ni artificiellement raffinée. Il m'a prouvé sa capacité à écrire des beaux textes. J'espère qu'il continuera.

Posté par Lili Galipette à 07:15 - Mon Alexandrie - Lignes d'affrontement [22] - Permalien [#]
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Commentaires sur La carte et le territoire

  • j'en reviens pas je suis parvenue à le terminer ce matin... je m'en vais rédiger mon avis.... à tout à l'heure !!

    Posté par George, 06 octobre 2010 à 08:36 | | Répondre
  • Voilà qui est fait !!!!

    Posté par George, 06 octobre 2010 à 09:40 | | Répondre
  • Bien que n'ayant pas encore tout-à-fait terminé ma lecture, je partage ton avis sur ce livre très particulier et que je trouve tellement plus attachant que les précédents. Qu'importe le Goncourt, en effet: il a déjà gagné pour moi!

    Posté par mango, 06 octobre 2010 à 10:07 | | Répondre
  • Vos commentaires

    @ George: ton billet est bluffant!

    @ Mango: je ne dirai pas qu'il a déjà gagné, mais au moins, il a su écrire un livre correct et d'une beauté littéraire indéniable. Est-ce stratégique pour décrocher le Goncourt? Peut-être. Si c'est le cas, c'est un peu dommage, mais j'espère qu'il travaillera davantage cette veine désormais.

    Posté par Lili Galipette, 06 octobre 2010 à 10:26 | | Répondre
  • Une amie l'a acheté et l'a presque terminé. Je ne comptais pas lui emprunter de suite mais ton billet pourrait bien me faire changer d'avis !

    Posté par Cynthia, 06 octobre 2010 à 11:58 | | Répondre
  • @ Cynthia

    Chic!!! Je continue à faire grossir ta PAL

    Posté par Lili Galipette, 06 octobre 2010 à 13:18 | | Répondre
  • Et voilà mon avis est en ligne [c'est certainement bourré de fautes, mais je n'aurais pas le temps de relire avant ce soir, là je suis dérangée sans arrêt car encore au boulot, pour surveiller des petits qui sont collés... :/]
    Je suis tout à fait d'accord avec toi, peut importe le Goncourt, il livre là un roman bluffant!

    Posté par herisson08, 06 octobre 2010 à 13:21 | | Répondre
  • @ Hérisson08

    Les élèves passent leur colle au CDI?
    Je vais lire ton avis!

    Posté par Lili Galipette, 06 octobre 2010 à 13:22 | | Répondre
  • @ Je pense que ce livre permet de nombreuses lectures. j'ai vu que tu avais particulièrement insisté sur la relation père fils, que je n'évoque qu'à peine. C'est toute la difficulté de parler de ce livre je trouve. J'aurais aimé parler aussi de la mise en abîme du personnage lui même, qui a une moment se voit dans le livre de Houellebecq, mais je laisse le soin au lecteur de découvrir lui même certaines choses

    Posté par herisson08, 06 octobre 2010 à 14:01 | | Répondre
  • Oui oui ils font leur colle au CDI, sous la surveillance d'un surveillant... qui a du s'absenter... depuis 40min... sans commentaire...

    Posté par herisson08, 06 octobre 2010 à 14:02 | | Répondre
  • Je verse dans l'autre pan pour ce match: je lis Despentes. J'ai été si déçue par "Les particules élémentaires" que je préférais voir autre chose et pour l'instant, j'aime bien. Mais pour Houellebecq, même ses habituels détracteurs saluent ce livre, donc peut-être que...

    Posté par Mélusine, 06 octobre 2010 à 15:38 | | Répondre
  • J'ai lu pas mal de bien de cet opus, et ton avis vient me conforter dans mon envie de me procurer cet opus - et de le lire! A noter que je n'avais pas détesté les précédents titres de l'auteur, bien au contraire. A voir si j'aimerai celui-ci, donc!

    Posté par DF, 06 octobre 2010 à 18:33 | | Répondre
  • Vos commentaires

    @ Mélusine: Tu es du côté de Despentes???? Bouh.... Sans rire, j'espère que la lecture te plaira.

    @ DF:Si tu as aimé les autres titres, rien n'indique que tu n'aimeras pas celui-ci. Mais tu seras surpris!

    Posté par Lili Galipette, 06 octobre 2010 à 19:55 | | Répondre
  • J'ai choisi le Despentes, on verra bien !

    Posté par Theoma, 06 octobre 2010 à 20:27 | | Répondre
  • J'étais, je crois, tout aussi réticente. Je m'étais essayée à "La possibilité d'une île" l'année dernière. Mais quand j'ai reçu la proposition de Price Minister et appris, quelques jours plus tard, que mon professeur de lettres l'estimait suffisamment bon pour faire l'objet d'une étude en classe, j'ai accepté, et finalement, ce fut une bonne surprise. Ce n'était pas une lecture déplaisante, au contraire. La troisième partie m'a semblé un peu en trop, peut-être.

    Posté par Emily, 08 octobre 2010 à 15:04 | | Répondre
  • je viens de terminer ce roman que j'ai bien aimé en particulier la description des relations entre artistes et entre disciplines artistiques

    Posté par bénédicte, 12 octobre 2010 à 12:32 | | Répondre
  • @ Bénédicte

    C'est un roman très riche et aux multiples facettes.
    Merci de votre passage sur mon blog.

    Posté par Lili Galipette, 12 octobre 2010 à 12:56 | | Répondre
  • Je n'ai lu que des billets encourageants mais je ne me suis pas encore lancée. Peut-être l'emprunterais-je à la bibliothèque... afin de faire quelques économies. Sinon mon banquier va me tomber dessus!

    Posté par La plume..., 26 octobre 2010 à 23:21 | | Répondre
  • @ La Plume

    Ah, ces banquiers! Ils pourraient nous comprendre, non?

    Posté par Lili Galipette, 27 octobre 2010 à 07:40 | | Répondre
  • FELICITATIONS TU AS ETE PRIMEEEEEEEEE! BRAVOOOOO!

    Posté par Mélusine, 08 novembre 2010 à 20:14 | | Répondre
  • Et voilà, il a le Goncourt... Personnellement, j'ai eu énormément de mal à aller au bout de cette lecture, beaucoup de choses m'ont agacées, le propre des grands écrivains sûrement ! En tous cas, félicitations pour ce très bon billet, Priceminister ne s'est pas trompé !

    Posté par Noukette, 08 novembre 2010 à 23:49 | | Répondre
  • Vos commentaires

    @ Mélusine: Hihi, mon quart d'heure de gloire!!

    @ Noukette: Merci pour votre message. Personnellement, j'ai trouvé que le livre se lisait assez vite. Je vous souhaite d'autres belles lectures. Merci de votre passage sur mon blog; A bientôt!

    Posté par Lili Galipette, 09 novembre 2010 à 19:18 | | Répondre
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