Des galipettes entre les lignes

Chroniques littéraires.

07 décembre 2010

Vendredi ou les limbes du Pacifique

Vendredi_ou_les_limbes_du_pacifiqueRoman de Michel Tournier. Lettre T de mon Challenge ABC 2010.

Le récit s'ouvre sur le naufrage de la Virginie : Robinson Crusoé est sur la plage de l'île qu'il nommera Speranza. D'abord porté par le désir de fuir cette île perdue, il s'acharne à construire un radeau qui n'a de salut que l'idée. Robinson est hanté par "la peur de perdre l'esprit" (p. 23), terrifié par la solitude et le risque de perdre son humanité. Le temps se disloque, les phases de désespoir se succèdent. Il tire de l'épave du bateau des reliques de civilisation qu'il organise pour recréer un monde humain dans un univers purement naturel. Dans un log-book, il consigne ses réflexions solitaires et ses souvenirs. Sans cesse, il lutte contre l'attrait d'une vie fangeuse, dénuée de règles et de respect pour sa personne. Pour combattre les élans de désespoir qui l'étreignent, Robinson rationalise son existence sur l'île : il dénombre, il dessine, il cultive, il thésaurise, il applique à sa solitude le carcan de la vie en société. "Ma victoire, c'est l'ordre moral que je dois imposer à Speranza contre son ordre naturel qui n'est que l'autre nom du désordre absolu." (p. 50) Robinson s'instaure Gouverneur de l'île, Juge, Pasteur, Général, etc. poussant à l'extrême la folie organisatrice de sa solitude.

Mais son rapport avec Speranza évolue à mesure qu'il la découvre. L'île devient compagne et femme. Robinson s'aventure dans une exploration philosophique, psychologique et ésotérique des lieux. Robinson développe un désir tellurique et végétal et il féconde, de façon quasi mythologique, la terre de Speranza, donnant naissance à des mandragores fabuleuses. Lié indéfectiblement à l'île, il la célèbre en lui dédiant Le Cantique des Cantiques. L'osmose avec Speranza est miraculeuse et se fonde sur un transfert réciproque d'humanité et de nature.

L'univers parfaitement réglé de Robinson est bouleversé quand, en voulant le tuer, il sauve un Indien Araucan destiné à un sacrifice humain. Maintenant accompagné de Vendredi, "un Indien mâtiné de nègre" (p. 148), Robinson croit pouvoir créer une véritable société, fondée sur un rapport de maître à esclave. Mais si Vendredi est reconnaissant et dévoué, il reste inexorablement libre et ne se plie pas au carcan civilisé de l'île administrée. Une catastrophe rend les deux hommes à l'état naturel. Désormais, c'est Vendredi qui enseigne. Robinson découvre un nouvel état d'existence immédiate, libéré de l'humanité policée, vers une existence vouée à la nature, à la libido, au soleil et au vent, "un chemin vers ces limbes intemporelles et peuplées d'innocents où il s'était élevé par étape" (p. 251)

Michel Tournier propose une variante sur le Robinson Crusoé de Daniel Defoe. Ce naufragé d'un nouveau genre, après s'être laissé aller à la nostalgie et à la déréliction, retrace les étapes de la civilisation et les impose à l'île jusqu'à un paroxysme outrancier et grostesque que Vendredi fera voler en éclats. Vendredi n'est plus le bon sauvage qu'il faut éduquer. En détruisant l'ordre économique et moral imposé par Robinson à Speranza, il est devenu le sage qui guide l'homme vers une nouvelle réalité, qui l'initie à un nouvel ordre naturel.

Je me rappelle avoir lu l'oeuvre de Defoe avec émerveillement et incrédulité, fascinée par cet homme têtu et intègre qui n'abandonne pas son humanité. Mais l'oeuvre de Tournier est autrement plus bouleversante. Ce Robinson est bien plus humain que son prédécesseur : il avoue et vit sa folie, il fait l'expérience des limites de la raison et de la réalité. En se fondant dans la grotte et en fécondant la combe rose, il explore une sexualité nouvelle : seul avec l'île, il n'est pas solitaire, sa perversité végétale est créatrice et l'aide à se détacher des aléas de l'état humain. Assuré d'une descendance, aussi mythologique soit elle, il n'a plus à craindre de disparaître ou de ne jamais quitter Speranza. Sa troisième période d'existence sur l'île, après le désespoir et la rationalisation maladive, est d'une poésie sans égale : entièrement tourné vers le soleil et le vent, Robinson devient un élément tellurique, parfaitement intégré dans la vie sauvage de Speranza.

Voilà un des textes les plus puissants que j'ai lus. La variation de Michel Tournier sur le thème de la robinsonnade est une réussite. Les accents poétiques et philosophiques du texte sont beaux et offrent de quoi méditer. Voilà un livre que je recommande et la postface de Gilles Deleuze est passionnante !

Posté par Lili Galipette à 09:13 - Mon Alexandrie - Lignes d'affrontement [9] - Permalien [#]
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Commentaires sur Vendredi ou les limbes du Pacifique

  • J'ai lu la version "Et la vie sauvage" et je me suis promis de jeter un oeil à celle-là dont la langue m'a toujours paru très belle.

    Posté par Mélusine, 07 décembre 2010 à 10:34 | | Répondre
  • @ Mélusine

    Vendredi et la vie sauvage est l'adaptation pour la jeunesse de "et les limbes du pacifique", n'est-ce pas?
    Et en effet, la langue est très belle!

    Posté par Lili Galipette, 07 décembre 2010 à 10:43 | | Répondre
  • Je crois que c'est un peu trop mystique et poétique pour moi. Je préfère me tourner vers la version initiale que je n'ai encore jamais lue.

    Posté par zarline, 07 décembre 2010 à 11:20 | | Répondre
  • @ Zarline

    Le texte orginal a un charme indéniable mais désuet. Cette réécriture est savoureuse et lumineuse.

    Posté par Lili Galipette, 07 décembre 2010 à 11:42 | | Répondre
  • Quelle belle et profonde analyse! Moi je n'ai lu que "la vie sauvage", au programme en 5e ou en 4e je ne me rappelle plus bien.

    Posté par Sabbio, 07 décembre 2010 à 15:00 | | Répondre
  • @ Sabbio

    Je n'ai pas analysé grand-chose, c'est essentiellement du ressenti. c'est un texte à laisser vibrer!

    Posté par Lili Galipette, 07 décembre 2010 à 15:05 | | Répondre
  • Vous ne parlez pas d'un chien quand vous dites "un indien mâtiné de nègre". Votre expression est violente. Vous êtes bien loin de l'esprit de Michel Tournier.

    Posté par missliberty, 06 novembre 2012 à 20:05 | | Répondre
    • Votre commentaire me laisse perplexe. Les propos que vous soulignez ne sont pas de moi, mais de Michel Tournier, ainsi que l'indique la mention entre parenthèses (p. 14
      Je n'ai fait que citer le texte et ne porte aucun jugement raciste sur le personnage de Vendredi qui m'inspire beaucoup d'admiration puisqu'il emmène Robinson vers une meilleure connaissance de lui-même.
      Il me semble que vous devriez relire mon billet et tenir compte des citations entre guillemets. Bonne soirée.

      Posté par Lili Galipette, 06 novembre 2012 à 20:17 | | Répondre
  • Vous ne parlez pas d'un chien quand vous dites "un indien mâtiné de nègre". Votre expression est violente. Vous êtes bien loin de l'esprit de Michel Tournier.

    Posté par missliberty, 06 novembre 2012 à 20:05 | | Répondre
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