Des galipettes entre les lignes

Chroniques littéraires.

14 janvier 2011

La religion des seigneurs - Histoire de l'essor du christianisme entre le 1er et VIe siècle

Religion_des_seigneursDocument d'Éric Stemmelen.

L'histoire du christianisme s'est longtemps fondée sur les seuls écrits issus de la littérature chrétienne. Or, c'est un regard bien différent que pose l'auteur sur cette religion, qui choisit de "replacer son essor dans les évolutions politiques, économiques, sociales du monde romain." (p. 10) Il démontre, preuves à l'appui, que la secte chrétienne n'a pu s'imposer que dans un contexte économique bien particulier.

L'économie antique était fondée sur l'esclavage. Or, à son apogée, l'Empire romain a connu une crise géopolitique des esclaves qui furent remplacés par les colonats: des hommes libres attachés à une terre qu'ils travaillaient au service d'un seigneur foncier. "La fin de l'esclavagisme familial comme mode de production dominant [...] et, en conséquence, l'émergence d'une nouvelle classe de grands seigneurs fonciers, entretiennent des rapports étroits avec la percée du christianisme." (p. 41) Les hommes libres de l'antiquité n'avaient pas l'obligation de soumettre au travail contraint. Le christianisme impose des valeurs d'obéissance et de respect de l'autorité dans la nouvelle société des colonats. "Le christianisme naissant adopta un point de vue très original - c'est là qu'il peut être qualifié de révolutionnaire - en faisant du travail une nécessité, certes, mais une nécessité assumée et revendiquée comme partie intégrante de la destinée humaine. Pour les chrétiens, le travail n'est pas le lot des seuls esclaves, il est le propre de la condition humaine et peut-être aussi devient-il le ferment de la grandeur de l'homme." (p. 49) L'otium latin (oisiveté) devient paresse et donc péché.

Là où les moeurs antiques prônaient l'amour et la sexualité dans la recherche de l'épanouissement personnel, sans obligation maritale ni de procréation, le christianisme impose une sexualité encadrée fondée sur le mariage et la reproduction. Mais ce n'est pas à des fins uniquement vertueuses ou morales mais pour asseoir encore le nouvel ordre économique fondé sur les colonat: "C'est un point essentiel pour assurer le développement démographique, en l'absence de nouvelles conquêtes territoriales, et pour permettre la croissance économique." (p. 53)

Pragmatiques, les Pères de l'Église savent que pour rallier les foules païennes, il ne faut pas les détourner de leurs idoles mais les conduire vers le "vrai dieu" en empruntant les chemins déjà tracés. Le culte marial se développe sur les anciens lieux de cultes d'Aphrodite, Vénus et Isis. Le culte des saints "permet au polythéisme multiforme et accueillant de la population romaine de perdurer sous d'autres habits." (p. 126) Les reliques saintes justifient les miracles et servent de levier pour convaincre les incrédules. Le christianisme se fonde sur un monothéisme théorique mais développe un polythéisme indéniable: "Il est cependant frappant de constater que ce polythéisme de fait ne frappe pas que les milieux populaires et paysans: même chez les penseurs chrétiens les plus brillants s'opère un curieux mélange entre une théologie subtile, voire excessivement cérébrale, et une crédulité candide envers des miracles ou des légendes merveilleuses." (p.144)

Le développement de l'imaginaire des martyrs, entre emphase et pure invention, est une stratégie apologétique pour rallier les foules et accéder au pouvoir. "Le christianisme est devenu ce qu'il faut bien appeler une arme idéologique, pour une classe sociale en plein essor, déjà assurée du pouvoir économique, et qui vient d'accéder au pouvoir politique." (p. 104) Le pouvoir politique ne peut jamais s'opposer au pouvoir économique: les chrétiens détiennent le second, le premier s'aligne, tout particulièrement en la personne de l'empereur Constantin, un des premiers empereurs romains chrétiens, qui instaure un État totalitaire et une dictature militaire au service de l'expansion du christianisme.

Avec l'introduction de la notion de péché originel, dans lesquels "les êtres humains, dès leur naissance, sont des coupables, soumis à la malédiction divine et, en conséquence, des individus qui devront se montrer humbles et dociles" (p. 149), la place des femmes dans la société se réduit: elles sont écartées, stigmatisées, méprisées et interdites de fonction dans l'Église. Les Juifs, meurtiers du Christ, les homosexuels et les prostituées deviennent des êtres immondes au sein d'une "dictature intégriste" selon l'expression de l'auteur. Le plaisir sexuel est honni et le mariage même ne doit pas abriter de sensualité vaine entre les époux. "La finalité du mariage chrétien est exprimée de façon claire et nette: il a pour but la naissance des enfants, l'accroissement de l'activité agricole, l'augmentation des richesses. C'est pour une raison économique, parfaitement explicitée, que le nouveau régime fit de l'institution du mariage la base absolue du droit et l'ordre moral." (p. 190) Le mariage devient une pratique normative à finalité procréatrice.

Après s'être étendu à l'économie, à la politique, à la religion et à la morale, le christianisme porte son offensive contre la culture antique: autodafés, destructions de temples, interdiction du théâtre, etc. De la fin de la Rome antique aux début du Moyen Age, en quatre siècles à peine, la population de l'empire romain, autrefois cultivée - la majorité des gens savait lire - est devenue analphabète. Le savoir est devenu l'apanage du clergé. Même les puissants sont presque illettrés, incapables de signer leur nom. La science, la recherche et surtout la médecine sont suspectées d'être dissidentes et anti-religieuses.

Mais si les seigneurs ne brillent pas par leur savoir, ils ont la main mise sur le nouvel ordre occidental. "S'il y eut des millions de victimes du despotisme chrétien, il y eut aussi quelques heureux bénéficiaires. Les empereurs chrétiens favorisent constamment les grands propriétaires. C'est aux seigneurs fonciers que profita le nouveau régime, ce qui porte à prouver que c'est bien eux, qui l'avaient porté au pouvoir." (p. 221) "La religion des seigneurs continuera d'exercer son pouvoir doctrinal et de fournir ses armes idéologiques aux maîtres du monde économique en prêchant inlassablement ce qui avait été à l'origine de sa réussite: la soumission aux puissants, l'acceptation du travail contraint et la répression de la sexualité." (p. 275)

Ce document historique, social et économique est dense mais il a le mérite de présenter les choses simplement, en chapitres et sous-chapitres cohérents. Les intitulés de parties sont fins et pertinents voire impertinents: ils sonnent comme des faux versets, des pastiches exégétiques. Le point de vue adopté par l'auteur est audacieux: sortir le christianisme de la religion pour en faire un simple ressort économique, voilà un tour de force réussi! À poursuivre le raisonnement d'Éric Stemmelen, on donnerait au christianisme une influence sur le CAC40, et après tout pourquoi pas...

Un grand merci aux éditions Michalon et à toute l'équipe Babeliopour m'avoir fait offert ce livre.

La religion des seigneurs - Histoire de l\'essor du christianisme entre le Ier et le VIe siècle par Eric Stemmelen

La religion des seigneurs - Histoire de l'essor du christianisme entre le Ier et le VIe siècle

La religion des seigneurs - Histoire de l\'essor du christianisme entre le Ier et le VIe siècle

Eric Stemmelen

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Posté par Lili Galipette à 13:20 - Mon Alexandrie - Lignes d'affrontement [7] - Permalien [#]
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Commentaires sur La religion des seigneurs - Histoire de l'essor du christianisme entre le 1er et VIe siècle

  • Wow!

    C'est toi qui l'as eu?... Excellent!

    Et sur les liens entre religion et business, je ne peux m'empêcher de te citer l'article d'une chercheuse qui a trouvé des relations entre Saint Jean Chrystostome et la doctrine économique:

    http://www.cairn.info/publications-de-Acatrinei-Nicoleta--56328.htm

    Posté par DF, 27 janvier 2011 à 12:04 | | Répondre
  • @ DF

    Oui, j'ai été vernie ! Une lecture passionnante et qui a déjà trouvé preneur ! Le livre est entre d'autres mains.

    Merci pour le lien, je vais voir ça !

    Posté par Lili Galipette, 27 janvier 2011 à 12:09 | | Répondre
  • J'ai lu ton résumé, et je me dois, en pseudo-historienne de pacotille, de venir comme un chien dans un jeu de quille. La considération économique du christianisme des premiers temps n'est pas dépourvue de cohérence, quand on sait que l'empire romain commençait à tomber de son pied d'estale et que son économie régressait à mesure que sa débauche augmentait. Selon ton résumé, je dirai que son explication des adaptations du christianisme face aux cultes païens ne manquent pas de justesse, encore que faire du culte des saints un déguisement des cultes païens me fassent un peu tiquer. En réalité, c'est plus complexe, il s'agissait de détrôner ces anciennes divinités en y implantant à la place, et le plus souvent de force, un culte chrétien. Un exemple me vient à l'esprit, assez comique : Wulfolaïc, un moine stylite vivant à demi nu au sommet d'une colonne dans le massif des Ardennes, est descendu de son perchoir et de sa solitude mystique pour détruire une statue de Diane, incendier l'arbre sacré qui allait avec et faire bâtir une chapelle. Ce n'est pas ce que j'appellerais une adaptation en finesse.
    Bon, jusque là, ça allait, mais je crois que l'auteur a omis un point esssentiel : tu dis qu'il écrit que l'essor du christianisme a profité aux propriétaires fonciers. Deux choses à dire là-dessus.
    Premier point, c'est qu'il ne faut pas oublier que, en matière de possessions foncières, l'Eglise était largement en tête de tout le monde, avec un tiers du territoire franc dans ses blanches mimines, et ça grâce aux dons constants des grandes familles voulant s'assurer leur place Là-haut. Bien sûr, le lien entre établissemens religieux et familles nobiliaires est très important, ce n'est pas le premier quidam qui peut s'improviser abbé de Fulda, St-Germain-des Prés, ou archevêque de Tours ou de Lyon.
    Deuxième point : bien sûr que ce sont les propriétaires fonciers qui ont diffusé le christianisme, puisqu'ils étaient eux-mêmes chrétiens. Ces grands propriétaires étaient au départ les édiles des cités romaines - l'assimilation des nobles francs venant du nord n'ayant en rien perturbé cet état de fait - capables par leurs richesses d'entretenir les bâtiments publics et d'organiser les jeux. Et l'on sait très bien que le christianisme a circulé dans la Gaule romaine d'abord et avant tout grâce au fabuleux réseau urbain tissé par Rome. Les villes, et non pas les campagnes, ont été christianisées précocement, et l'achèvement de leur christianisation date d'environ 600, alors qu'il faut compter 3 à 4 siècles de plus pour pouvoir affirmer avec certitude que les campagnes étaient chrétiennes. Il est donc logique que la christianisation est profité largement à l'aristocratie, puisque elle était urbaine - et possédait les terres, rappelons qu'il y avait peu de paysans propriétaires, le système de l'esclavage a fait place de manière plus ou moins nette selon les régions à la manse et à la tenance, rien de bien libre là-dedans - et fut donc la première christianisée.
    Voilà, je ne sais pas si l'auteur en avait parlé, mais je voulais clarifier la situation, parce que la manière dont j'ai compris le raisonnement, c'était que les propriétaires fonciers avaient planifié la christianisation. Ca sonnait un peu comme la conséquence d'une cause voulue par les aristocrates. Enfin, peut-être que je me gourre. Faudrait que je lise ce livre, pour me faire une idée claire du point de vue de l'auteur.

    Posté par Nath', 31 janvier 2011 à 15:20 | | Répondre
  • @ Nath'

    J'adore quand tu passes sur mon blog et que tu pourfends l'inexactitude historique !
    Le raisonnement de l'auteur est celui que j'ai présenté. Je l'ai dit dans mon billet : sa conception des premiers temps du christianismes est originale mais parfaitement étayée ! Mais peut-être aussi que je baragouine pas clair et que je déforme les propos de l'auteur ...

    Posté par Lili Galipette, 31 janvier 2011 à 15:26 | | Répondre
  • C'est un vice chez les historiens, de toujours vouloir avoir raison. Heureusement que ce vice existe, sinon l'histoire n'évoluerait pas. Hélas, je crois que je ne fais pas exception à la règle. je ne mets pas en doute ta capacité à t'expliquer clairement, ni à retranscrire les idées des autres. C'est seulement que cette théorie me chiffonne : réduire le christianisme à un simple coup de bol économique, mon petit coeur de catholique en est tout retourné. Mais je ne prétends pas contester une théorie, comme tu le dis toi-même, parfaitement Je ne suis qu'une petite étudiante, après tout !

    Posté par nath', 31 janvier 2011 à 15:32 | | Répondre
  • Et moi aussi j'adore mettre des comm' véhéments ! C'est parce que j'adore ce que tu fais dans ton site, c'est tellement stimulant !

    Posté par nath', 31 janvier 2011 à 15:34 | | Répondre
  • @ Nath'

    Mon petit coeur a été retourné mais plus modestement que le tien, je pense. Je trouve intéressant de remettre les choses en contexte.

    Tu trouves mon site stimulant ? Oh lalala, ça c'est trop gentil !

    Posté par Lili Galipette, 31 janvier 2011 à 15:44 | | Répondre
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