Des galipettes entre les lignes

Chroniques littéraires.

28 février 2012

La servante écarlate

Servante_ecarlateRoman de Margaret Atwood.

Dans un futur proche, les États-Unis ont basculé dans un régime policier et ultra-contrôlé : le pays est devenu la république de Giléad. Des accidents nucléaires ont pollué l’atmosphère et les corps. Nombreux sont ceux frappés de stérilité, mais selon la loi est claire à ce sujet : « Un homme stérile, ça n’existe plus, du moins officiellement. Il y a seulement des femmes qui sont fertiles et des femmes improductives, c’est la loi. » (p. 69) Ce nouvel ordre social est dominé par les hommes, mais il fait la part belle aux femmes capables de procréer. Elles sont les servantes, toutes vêtues de rouge et affectées au service d’un foyer influant pour lui donner un enfant. Jalousées et extrêmement surveillées, les servantes ont le privilège de la maternité et elles assument un rôle sacré, presque religieux, comme en témoignent leur robe aux allures moniales. « Maintenant elle sont protégées, elles peuvent accomplir leur destin biologique en paix. » (p. 246)

Objet de tous les désirs, ces femmes ne se livrent pas à tous les hommes. Strictement offertes à des hommes méritants, souvent puissants, rien ne doit souiller leur corps ou leur fonction. « Notre fonction est la reproduction : nous ne sommes pas des concubines, des geishas ni des courtisanes. Au contraire : tout a été fait pour nous éliminer de ces catégories. Rien en nous ne doit séduire, aucune latitude n’est autorisée pour que fleurissent des désirs secrets, nulle faveur particulière ne doit être extorquée par des cajoleries, ni de part ni d’autre ; l’amour ne doit trouver aucune prise. Nous sommes des utérus à deux pattes, un point c’est tout : vases sacrés, calices ambulants. » (p. 152) Elles forment un corps unique, une hydre au ventre aussi prodigieux que monstrueux : nul ne sait si l’enfant qui naîtra sera viable, mais chaque grossesse est une promesse qui fait de la servante le réceptacle temporaire d’un miracle.

Parmi elles, Defred, « une sœur, trempée dans le sang » (p. 11), ne cesse de penser aux temps d’avant, pas si lointains, à l’époque où la liberté était une chose insouciante et à laquelle personne ne faisait vraiment attention. « Nous vivions comme d’habitude, en ignorant. Ignorer n’est pas la même chose que l’ignorance, il faut se donner la peine d’y arriver. » (p. 65) Defred pense à son époux et à sa fille, des êtres chers qui se dissolvent dans l’incertitude. Sont-ils morts ? Où sont-ils ? Vaut-il mieux ne pas savoir ? À ces souvenirs de bonheur perdu se mêlent ceux de la formation dans le centre rouge, là où elle a appris à devenir une servante. « Je suis devenue une ressource nationale » (p. 74), dit-elle : le nombre des naissances est en chute libre et la démographie est au cœur des enjeux belligérants de la nouvelle république.

Le souvenir de son amie Moira la poursuit parfois : la jeune femme, même avant la république de Giléad, était un esprit libre et rebelle, jamais soumis. Mais on défend aux femmes de trop réfléchir. « Penser peut nuire à nos chances, et j’ai l’intention de durer. » (p. 10) Globalement docile, Defred a parfois des accès insurrectionnels : la seule liberté serait mourir. Mais le régime le sait et il prévient toutes les tentatives. Interdites de divertissements et avant tout de lecture, les servantes vivent dans la menace constante de la déportation dans les Colonies, auprès des Antifemmes, dans ces terres brûlées et toxiques où la mort est un châtiment avant d’être une délivrance. Impossible de savoir à qui faire confiance, il y a des espions partout. Avec une phrase qui fait rengaine dans son esprit, « Nolite te salopardes exterminorum », Defred essaie de grappiller quelques libertés, de minuscules espaces de rébellion.

À mesure que se déroule le récit de Defred, et en dépit de certaines réticences, on comprend qu’elle se livre à un aveu honteux, presqu’un confiteor. « Je regrette qu’il y ait tant de souffrance dans cette histoire. Je regrette qu’elle soit en fragments, comme un corps pris sous un feu croisé ou écartelé de force. Mais je ne peux rien faire pour la changer. » (p. 297) Soumise malgré elle à la nouvelle religion austère qui domine la république, Defred sait ne pas pouvoir échapper à son rôle, ou alors au prix d’une inconcevable témérité.

Ce roman rappelle sans aucun doute 1984 d’Orwell ou Brave New World d’Huxley. Rien d’étonnant à cela : la société se répartit entre Commandants, Épouses, Gardiens, Yeux, Servantes, Marthas, Anges, etc. Chacun a une fonction et une couleur. La transgression est interdite, traquée et impitoyablement châtiée. La science-fiction se fait discrète : quelques allusions à un système général de reconnaissance et de contrôle qui régit tout et chacun. Mais pas d’insémination : la reproduction se fait à l’ancienne, avec les méthodes naturelles, même si la cérémonie de l’accouplement revêt des dehors pour le moins étranges.

Lisez avec attention les notes historiques qui concluent le récit de Defred. Oui, toute civilisation se passe et ce qui fait horreur aujourd’hui sera objet d’étude demain. Pour ma part, je ne peux que vous recommander cet excellent roman d’anticipation : son volet profondément social et féminin en fait un texte de mise en garde. Des femmes-incubateurs ? On peut en rire, mais faisons attention…

Clubdelectrices

 

Posté par Lili Galipette à 11:30 - Mon Alexandrie - Lignes d'affrontement [28] - Permalien [#]

Commentaires sur La servante écarlate

  • Hello Lili,
    Je garde de cette lecture un sentiment d'effroi vis à vis de cette société, "civilisation" ?
    Une lecture vraiment marquante, édifiante.
    A lire assurément.

    Posté par Dédale, 28 février 2012 à 11:44 | | Répondre
  • @ Dédale

    Oui, je parle de "civilisation", dans le sens où le système en place se veut progressiste (même s'il recule sur certains points...) et en rupture avec le système d'avant. Ainsi, il se pose comme le modèle à suivre et donc comme une civilisation. Non ? J'ai parfois du mal avec certaines notions...

    Posté par Lili Galipette, 28 février 2012 à 12:35 | | Répondre
  • Je l'ai commencé aujourd'hui même ! Vu d'ici, ça a l'air un peu alambiqué, mais j'espère vivement être sous le charme de ce livre, qui a conquis aussi Cynthia par ailleurs.
    Juste une question :

    " Notre fonction est la reproduction : nous ne sommes pas des concubines, des geishas ni des concubines."
    Concubines deux fois? Erreur de retranscription...?

    Posté par Reka, 28 février 2012 à 15:06 | | Répondre
  • @ Reka

    J'avais en effet noté l'avis de Cynthia à l'époque.
    EN effet, j'ai fait une erreur de recopie, je corrige ! Merci pour ta vigilance.

    Posté par Lili Galipette, 28 février 2012 à 15:16 | | Répondre
  • J'étais en train de faire quelques emplettes sur le net (de livres bien sûr) lorsque j'ai vu ta critique. Du coup, j'ai acheté ce bouquin !

    Posté par Lydia, 28 février 2012 à 15:24 | | Répondre
  • @ Lydia

    J'espère qu'il te plaira !

    Posté par Lili Galipette, 28 février 2012 à 15:27 | | Répondre
  • Je te dirai ça !

    Posté par Lydia, 28 février 2012 à 16:09 | | Répondre
  • il est dans ma PAL depuis une éternité.. j'ai honte!

    Posté par clara, 28 février 2012 à 18:05 | | Répondre
  • Comme je suis contente que tu l'aies aimé ! J'espère qu'il plaira aussi à Reka et que ce livre continuera d'être découvert par d'autres !
    J'ai été captivée d'un bout à l'autre de ce roman, impossible de le lâcher, toutes mes pensées allant vers Defred et sa possible évasion.
    Je le relirai c'est certain.

    Posté par Cynthia, 28 février 2012 à 19:27 | | Répondre
  • @ clara

    Hop hop hop, sors-le de là et régale-toi !!

    Posté par Lili Galipette, 28 février 2012 à 19:36 | | Répondre
  • @ Cynthia

    Il faudra que tu lises les avis de mes copines du club !
    Je le relirai, mais je vais laisser passer l'impression...

    Posté par Lili Galipette, 28 février 2012 à 19:37 | | Répondre
  • Un roman qui m'avait profondément marqué, étudié il y a plusieurs années à la Fac... J'en garde un souvenir fort !

    Posté par Noukette, 28 février 2012 à 22:43 | | Répondre
  • @ Noukette

    Il doit être passionnant à étudier.
    Bonne journée.

    Posté par Lili Galipette, 29 février 2012 à 07:25 | | Répondre
  • Si, si, civilisation est le mot juste techniquement (cf le Larousse) mais humainement, est-ce une civilisation au profit de tous et toutes ? Je pense aussi aux Lebensborn du IIIème Reich (cf Ligne de faille de N. Huston).
    En même temps, on lui donne tellement de sens différents de nos jours ;-(
    En tout cas, un livre pour rester vigilant(e)s.

    Posté par Dédale, 29 février 2012 à 10:49 | | Répondre
  • noooon j'ai réussi à résister et je n'ai pas lu ton avis, malgré mon envie ! L'ai commencé ce matin, pas encore accroché, je suis trop intriguée ... je reviens dans quelques jours (oui je sais il sert à rien ce commentaire ... héhé ^^)

    Posté par missbouquinaix, 29 février 2012 à 14:25 | | Répondre
  • @ missbouquinaix

    TU OSES ME RÉSISTER ?! Ma vengeance sera terrrrrrrrible !

    Posté par Lili Galipette, 29 février 2012 à 14:48 | | Répondre
  • Yes, je te résiste, c'est bien plus drôle ! j'en suis à la moitié du bouquin, c'est super bizarre il me met mal à l'aise ce livre ...

    A voir ! Je reviendrai te lire dans quelques jours !

    Posté par missbouquinaix, 01 mars 2012 à 09:49 | | Répondre
  • Oh que j'ai aimé ce roman ! Le film est très prenant également.

    Posté par Liliba, 04 mars 2012 à 17:45 | | Répondre
  • @ Liliba

    Justement, je cherche le film ! Le vidéoclub du coin ne l'a pas.

    Posté par Lili Galipette, 04 mars 2012 à 20:53 | | Répondre
  • Je tente après lecture de rédiger mon billet mais qu'il est difficile de parler de ce livre qui m'a laissée un sentiment très très fort...

    Posté par Delphine, 04 mars 2012 à 21:19 | | Répondre
  • @ Delphine

    Je sens que notre rencontre de mars va être réussie !

    Posté par Lili Galipette, 04 mars 2012 à 21:29 | | Répondre
  • C'est Jeneen qui m'avait prêté le CD, tu peux peut-être le lui demander, elle est adorable. Tu la connais ? http://eden6804.blogspot.com/

    Posté par Liliba, 05 mars 2012 à 09:10 | | Répondre
  • Devine !

    IL Y A UN FILM ? il faut qu'on le trouveee !

    Bon, évidemment, ton article est bien meilleur que le mien, que j'ai galéré à écrire ce matin, comme ça m'arrive parfois : je me débats et finalement je ne suis pas satisfaite ... Il est prévu pour la semaine prochaine, je vais encore y réfléchir ...
    Mais le tien est super !
    PS : es-tu sûre qu'il s'agit des Etats-Unis ? je le pensais au début et puis il y a plusieurs passages qui m'ont fait douter ...

    Posté par missbouquinaix, 10 mars 2012 à 15:53 | | Répondre
  • @ missbouquinaix

    Oui, un film avec Robert Duvall.
    Il me semble bien que ce sont les Etats-Unis, presque sûre que le pays est nommément cité. A vérifier.

    Posté par Lili Galipette, 10 mars 2012 à 16:02 | | Répondre
  • un de mes prochains emprunts en biblio !

    Posté par Lystig, 14 avril 2012 à 09:03 | | Répondre
  • @ Lystig

    N'hésite plus !

    Posté par Lili Galipette, 15 avril 2012 à 18:09 | | Répondre
  • J'ai également trouvé une forte dimension féministe dans ce roman, dans le sens où un excès de féminisme a, en quelque sorte, précipité ce nouvel ordre.
    En tout cas cette lecture m'a marquée, dans le bon sens du terme.

    Posté par MissG, 05 juin 2017 à 11:51 | | Répondre
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