Des galipettes entre les lignes

Chroniques littéraires.

23 mai 2012

Poulet aux prunes

Poulet_aux_prunesRoman graphique de Marjane Satrapi.

À Téhéran, en 1958, le grand musicien Nasser Ali Khan est effondré. Lors d’une énième dispute conjugale, son épouse a brisé son précieux tar, l’instrument qui lui procure ses plus grandes joies. Il cherche désespérément un nouvel instrument, mais la magie musicale n’opère pas. « Puisque plus aucun tar ne pouvait lui procurer le plaisir de jouer, Nasser Ali Khan décida de mourir. Il s’allongea dans son lit. Huit jours plus tard, le 22 novembre 1958, on l’enterrait aux côtés de sa mère dans le cimetière Zahiroldoleh de Chérimane. »

Pendant huit jours, on assiste au désespoir harmonique et intime de Nasser Ali. Son taedium vitae est inexorable et s’étend à toute chose. Et il accuse son épouse du malaise profond qu’il éprouve. « J’ai perdu le goût, la saveur, le plaisir ! Tout ça par ta faute ! » Du fond de son lit, Nasser Ali pense au passé et aux êtres disparus et il convoque les fantômes du futur. Plein d’amertume, il jette un regard triste sur son existence, ses rêves brisés ou perdus. Son mariage n’a pas été heureux et sa conclusion, après la destruction du tar, est réellement tragique. Mais c’est de cet hymen maussade qu’il a tiré son talent. « Dis-toi que tu vis une véritable histoire d’amour. Mais bien sûr. As-tu déjà vu quelqu’un écrire un poème sur la femme qu’il a épousée et qui l’engueule quatre fois par jour ? » Reste à savoir qui est l’objet de cette merveilleuse histoire d’amour.

Nasser Ali est un artiste tourmenté qui voit tout par un prisme esthétique très puissant. Mais à force de rechercher la beauté en chacun et en toute chose, il se coupe du monde et des réalités. Sa foi est trop monolithique et la remise en question lui est difficile. « Seule la sagesse, comme la lumière de la chandelle, peut nous apporter une vision globale de l’existence. La clé de la sagesse est le doute. Si vous doutiez un peu, vous seriez assurément moins prétentieux. » Son suicide est puissamment égoïste, comme le sont tous les actes de ce type. Sa rencontre avec Azraël, l’ange de la mort, lui rend une certaine humilité.

Quel plaisir de croiser Marjane Satrapi, reconnaissable à son grain de beauté, sous les traits qui furent les siens dans Persepolis. À demi-mot, on comprend que ce récit aux airs de légende iranienne est une partie de l’histoire familiale de l’auteure. Dans cet album, la musique est très diffuse, à peine audible. Mais elle est bien là. Et les senteurs appétissantes d’un poulet aux prunes font espérer que la mort n’est pas la fin. Détail annexe, je suis très sensible aux textures des livres. La douceur élégante de la couverture et la noble épaisseur des pages ont grandement participé à mon plaisir. Comme dans Persepolis, Marjane Satrapi décline son dessin en noir et blanc. Les souvenirs s’écrivent sur fond noir et les notes de musique, même brisées, composent une mélodie émouvante.

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Poulet_aux_prunes_filmFilm de Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud. Un grand merci à Stéphanie chez qui j'ai gagné ce DVD.

L’instrument sacrifié n’est pas un tar, mais un violon. Pourquoi ce remplacement ? Le tar est emblématique de la culture iranienne, alors que le violon a une connotation plus slave, au moins pour moi. S’agit-il de rendre plus universelle la relation intime du musicien à son outil en proposant un instrument plus répandu ? C’est dommage, car la musique est universelle, quel que soit son support. Il en va de même de tout art : dès lors qu’il émeut, le médium importe peu.

Ce film est très joli et poétique, mais il est trop coloré à mon goût. Surtout, il est très loin de l’univers graphique de la bande dessinée. Reproduire l'univers de Persepolis n’était pas nécessairement souhaitable, mais l’adaptation cinématographique est ici trop infidèle pour moi.

Certaines scènes ont un côté presque grand-guignolesque, ce qui trahit quelque peu la profondeur tragique du roman graphique. Si, pour une fois, Djamel Debbouze ne fait pas que du Djamel Debbouze, sa prestation de marchand de souk est incongrue, presque bouffonne. Mathieu Amalric est un excellent acteur, mais il me semble qu’il n’était pas taillé pour endosser le rôle de Nasser Ali : il lui manque la noblesse désespérée du personnage de papier, il est trop fébrile et surtout trop français pour le rôle. Ses airs de Rimbaud au pays des Mille et une nuits ne sont pas vraiment appropriés.

Globalement, le film est réussi, mais il faut le voir en oubliant le roman graphique : la comparaison ne se fait qu’au désavantage du premier.

Posté par Lili Galipette à 08:00 - Mon Alexandrie - Lignes d'affrontement [17] - Permalien [#]
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Commentaires sur Poulet aux prunes

  • Pas besoin de me convaincre, je suis déjà conquise par l'œuvre de Marjane Satrapi !
    Je rêve d'une sorte de suite à "Persepolis"...
    Ah la claque de ma vie que j'ai eue quand j'ai découvert ça il y a quelques mois !
    Et "Poulet aux prunes" était aussi une très agréable surprise.

    Je n'ai pas vu le film mais je ne me suis pas précipitée pour me le procurer car aux vues des extraits, comme tu l'as souligné, je ne retrouvais pas du tout le livre.

    Posté par Céline☼, 23 mai 2012 à 08:17 | | Répondre
  • j'avais adoré et dévoré les albums perspolis, je ne savais pas qu'elle en avait écrit un autre. Il va falloir que je me le procure rapidement...

    Posté par lectureetcie, 23 mai 2012 à 08:32 | | Répondre
  • @ Céline☼

    Marjane Satrapi est aussi l'auteur de "Broderies", toujours aux éditions de l'Association.
    Si ça t'intéresse...

    Posté par Lili Galipette, 23 mai 2012 à 08:48 | | Répondre
  • @ lectureetcie

    Si tu trouves "Broderies", n'hésite pas. Je l'ai feuilleté et il est prometteur.
    Bonne journée.

    Posté par Lili Galipette, 23 mai 2012 à 08:49 | | Répondre
  • JAmais lu cette auteure et pourtant, ce n'est pas faute d'en avoir entendu parler ! Je pense que je commencerais plutôt par Poulet aux prunes que par Persepolis.

    Posté par jerome, 23 mai 2012 à 09:28 | | Répondre
  • @ jerome

    C'est un bon choix.

    Posté par Lili Galipette, 23 mai 2012 à 10:34 | | Répondre
  • Je freine des quatre fers pour découvrir cette auteure, je ne sais pas pourquoi... Ses histoires me tentent pourtant, mais rien à faire, je ne me fais pas aux dessins...

    Posté par Noukette, 23 mai 2012 à 14:46 | | Répondre
  • Je commencerai par ce que trouverai à ma super médiathèque !!! Ils en sont encore à Tintin et Astérix, alors t'as qu'à voir !!!^^

    Posté par Asphodèle, 23 mai 2012 à 14:49 | | Répondre
  • @ Noukette

    Il est certain que c'est un graphisme très particulier. Je te souhaite de réussir à dépasser cet a priori.

    Posté par Lili Galipette, 23 mai 2012 à 14:51 | | Répondre
  • @ Asphodèle

    Bon, dans 40 ans, ils auront peut-être un exemplaire...

    Posté par Lili Galipette, 23 mai 2012 à 14:52 | | Répondre
  • "Broderies"... tu penses bien que je me le suis procuré aussi !
    Je suis fan de Marjane, vraiment !

    Tu connais Zeina Abirached ? Une jeune dessinatrice libanaise, qui fait penser à Marjane Satrapi, mais c'est différent.
    http://linecesurinternet.blogspot.fr/2012/04/mourir-partir-revenir-cest-le-jeu-des.html

    Posté par Céline☼, 23 mai 2012 à 20:52 | | Répondre
  • @ Céline☼

    Je ne connais pas cette dessinatrice, merci pour l'info, j'iai voir ça !

    Posté par Lili Galipette, 23 mai 2012 à 21:03 | | Répondre
  • Mmmmmmm.... Non, il ne me tente pas celui-là...

    Posté par Lydia, 26 mai 2012 à 14:18 | | Répondre
  • @ Lydia

    Héhé, pas grave. On ne peut pas tout aimer !

    Posté par Lili Galipette, 26 mai 2012 à 14:20 | | Répondre
  • C'est certain !

    Posté par Lydia, 26 mai 2012 à 14:24 | | Répondre
  • J'ai lu le livre avant de voir le film.
    Le film est très drôle, le livre est d'une puissance forte certaines pages m'ont bouleversées comme jamais par leurs puissances scénaristiques.

    Posté par fabrice mouyon, 29 mai 2012 à 21:10 | | Répondre
  • @ fabrice mouyon

    J'ai justement ce qui me dérange, que le film soit drôle alors que le livre ne l'est pas. Ce qui me choque encore davantage, c'est que l'auteure a participé à l'adaptation cinématographique : j'ai l'impression qu'elle a trahi son oeuvre initiale.

    Posté par Lili Galipette, 29 mai 2012 à 21:47 | | Répondre
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